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n° 54 – Juillet-Octobre 2024
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La Lettre d’information en bref
- La jurisprudence en droit des transports :
- Par un important revirement de jurisprudence, la chambre commerciale de la Cour de cassation a jugé dans un arrêt du 3 juillet 2024 que le tiers à un contrat qui invoque, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel lui ayant causé un dommage peut se voir opposer les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants.
- En matière douanière :
La Cour de cassation a rendu deux arrêts dans des affaires dans lesquelles l’administration reprochait aux importateurs d’avoir commis des abus de droit lors de l’utilisation de certificats d’importation de produits alimentaires.
La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a confirmé sa jurisprudence sur l’application pour l’avenir seulement des règlements portant abrogation de droits antidumping.
La CJUE a rendu un arrêt sur le classement tarifaire de câbles pour fibres optiques.
Vincent Courcelle-Labrousse a participé à la conférence « Human Rights and Accountability: Pathways to Justice Post-Conflict» organisée par le Center for Truth and Justice (“CFTJ”) à Erevan en Arménie du 11 au 13 septembre 2024.
La conférence avait pour objet d’aborder les questions relatives à l’instauration d’une paix durable dans un contexte post-conflit avec plus de 120 000 réfugiés, des prisonniers de guerre toujours détenus par l’Azerbaïdjan et l’occupation actuelle de territoires à l’intérieur de la République d’Arménie par les forces armées azerbaïdjanaises.
Une société A. avait confié à une société C. la manutention et le déchargement de machines industrielles, appartenant à une société AG. L’une des machines ayant été endommagée par un des salariés de la société de manutention, la société AG a été indemnisée de son préjudice par son assureur. Celui-ci, subrogé dans les droits de la société AG, a assigné la société C. en paiement de dommages et intérêts.
La société AG étant tiers au contrat liant la société A. à la société C., la Cour de cassation a rappelé que « le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage (Ass. plén., 6 octobre 2006, pourvoi nº 05-13.255, Bull. 2006, Ass. plén, nº 9) et que s’il établit un lien de causalité entre ce manquement contractuel et le dommage qu’il subit, il n’est pas tenu de démontrer une faute délictuelle ou quasi délictuelle distincte de ce manquement (Ass. plén. 13 janvier 2020, pourvoi nº 17-19.963, publié au bulletin). »
Alors que le tiers au contrat prétendait que les limites de responsabilité du contrat ne lui étaient pas opposables, la Haute Cour a opéré un revirement de jurisprudence et a jugé par un arrêt du 3 juillet 2024 (n°21-14.947) que :
« Pour ne pas déjouer les prévisions du débiteur, qui s’est engagé en considération de l’économie générale du contrat et ne pas conférer au tiers qui invoque le contrat une position plus avantageuse que celle dont peut se prévaloir le créancier lui-même, le tiers à un contrat qui invoque, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel qui lui a causé un dommage peut se voir opposer les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants. »
La Chambre commerciale a ainsi opté pour une solution d’équité afin d’éviter que le tiers au contrat ne soit privilégié par rapport au cocontractant en cas de manquement contractuel.
Compte tenu des limitations de responsabilité applicables aux contrats de transport, cet arrêt revêt une grande importance.
Le tiers au contrat de transport serait donc sage d’invoquer une faute, autre qu’un manquement contractuel, afin d’éviter l’application des limitations de responsabilité contractuelles ; tandis que le défendeur veillera à rattacher l’action du tiers au contrat.
La Cour de cassation a rendu deux décisions concernant les contingents tarifaires.
Ceux-ci permettent d’importer avec des tarifs douaniers réduits des produits alimentaires sous couvert de certificats d’importation délivrés par l’établissement public FRANCEAGRIMER. Les contentieux surgissent sur l’applicabilité de ces certificats d’importation lorsque l’administration considère qu’il y a un abus de droit. Cependant, les solutions varient selon les secteurs de produits qui relèvent de textes présentant certaines différences entre eux, comme l’illustre le rapprochement de deux décisions de la Cour de cassation.
Dans la première décision, la chambre commerciale a rendu un arrêt le 19 juin 2024 (pourvoi 21-19.741 publié au bulletin) concernant des importations de viande de volailles.
Il était reproché à l’importateur, qui bénéficiait de certificats d’importation, d’avoir acheté la viande juste avant le dédouanement et de l’avoir revendue juste après. Selon l’administration des douanes, il s’agissait d’un abus de droit et le certificat d’importation délivré par FRANCEAGRIMER devait être invalidé.
La société avait contesté la compétence de l’administration des douanes pour invalider un certificat d’importation, au motif qu’il n’avait pas été délivré par l’administration des douanes mais par l’établissement FRANCEAGRIMER, lequel serait seul compétent pour l’invalider dans le cadre des contrôles qu’il pouvait effectuer.
La Cour de cassation a toutefois retenu que les textes du Code des douanes communautaire (règlement n°2913/92 du 12 octobre 1992, en vigueur à l’époque de faits) conférait des droits de contrôles complets à l’administration des douanes y compris la communication d’une dette douanière. La Cour de cassation a déduit que faute de distinction dans les textes, la Douane pouvait parfaitement remettre en cause ce certificat d’importation.
En revanche, la décision d’appel a été cassée sur le fond. Les certificats d’importation pour la viande de volaille se caractérisaient par une particularité réglementaire. La délivrance du certificat reposait sur des références historiques de l’importateur ouvrant droit à une demande de certificats pour la période suivante.
Cependant, le certificat ne pouvait être accordé qu’à un « véritable importateur ». Cette notion n’était pas définie dans le règlement communautaire n°616/2007 du 4 juin 2007 modifié concernant ce contingent et un règlement n°1301/2006 du 31 août 2006 établissant les règles communes pour l’administration des contingents tarifaires d’importation.
Il n’était pas contesté que l’importateur justifiait de l’antériorité et du volume d’échange requis par les règlements pour pouvoir prétendre à un certificat.
Toutefois, le juge d’appel avait considéré que la qualité de « véritable importateur » ne lui était pas acquise. En effet, selon la Cour d’appel cette « notion, qui n’est pas définie par le règlement, ne peut s’entendre que comme se rapportant à celui qui importe pour son propre compte, en vue de vendre ou de transformer les produits importés et en tirer un bénéfice. » L’arrêt retient « que tel n’est pas le cas de la société qui n’est propriétaire des marchandises que le temps de leur dédouanement et n’importe pas pour ses propres besoins » (pt 14).
La Cour de cassation a jugé au contraire que cette société « apparaissait sur les documents douaniers comme le destinataire des marchandises litigieuses, de sorte qu’elle respectait les conditions formelles prévues par la règlementation de l’Union pour obtenir les droits d’importation litigieux. ». La décision d’appel a donc été cassée avec renvoi.
En revanche, la seconde décision en date du 10 juillet 2024 (pourvoi 22-23.867) a retenu l’existence d’un abus de droit.
Cette affaire revenait après un renvoi après cassation (arrêt du 2 octobre 2019, pourvoi n°17-31.285). Il s’agissait d’un litige relatif au contingent sur l’ail dont la gestion relevait du règlement n°341/2007 du 29 mars 2007 à l’époque des faits. Le juge d’appel avait retenu un abus de droit au motif que les opérations d’importation avaient été conçues artificiellement dans le « but essentiel de bénéficier du tarif préférentiel et qui se déduit de l’absence de risque commercial pour l’importateur et du caractère insignifiant de la marge effectuée. »
L’importateur, une société néerlandaise, avait acheté auprès d’une autre société, avant dédouanement, de l’ail en provenance d’Argentine revendu le jour même, au vendeur initial, celui-ci bénéficiant ainsi du taux réduit des droits.
Selon l’importateur, la marge était de 5 % en 2010 et 7 % en 2011, ce qui n’avait rien d’insignifiant selon lui. Par ailleurs, l’automaticité de la chaîne des achats-reventes, qui permettrait à l’administration de soutenir que l’importateur ne prenait aucun risque commercial, était contestée en défense.
La Cour de cassation a fondé sa décision sur un arrêt du 13 mars 2014 de la Cour de justice (SICES C-155/13, voir notre Lettre d’information n°5 – mars 2014). La Cour de cassation a relevé que selon la Cour d’appel « cette opération constitue un portage fictif par la société [importatrice] de l’ail importé par la société CBC comportant rémunération de la première par la seconde de l’utilisation de ses certificats d’importation moyennant une marge de 5 à 7 % qui ne peut être considérée comme une juste rémunération, la société CBC ayant épuisé son contingent de certificats d’importation à taux réduit ce que la société [importatrice] ne pouvait ignorer, de sorte que cette dernière aurait pu lui revendre l’ail 12 % plus cher. »
L’arrêt avait également précisé que la société importatrice avait un intérêt « à la réalisation de cette opération (…), d’une part de réaliser une légère marge sans aucun risque commercial, d’autre part de conserver ses certificats d’importation à taux réduit pour pouvoir continuer à bénéficier de l’exonération du droit spécifique, alors même qu’elle n’aurait pas elle-même réalisé des transactions lui permettant de les conserver. » (point 11)
La Cour de cassation a validé la position de la Cour d’appel et retenu un abus de droit.
Dans un arrêt du 4 octobre 2024 (C-412/22), la CJUE a statué sur les effets dans le temps de l’abrogation du règlement 91/2009 du 26 janvier 2009 qui avait imposé des droits antidumping sur des éléments de fixation en acier.
Les faits portaient sur des importations réalisées en 2010 au Portugal. La marchandise avait été déclarée originaire de Malaisie. Toutefois, une enquête avait fait apparaître en 2018 qu’aucune ouvraison n’avait été pratiquée dans ce pays, la marchandise étant en réalité originaire de Chine. Ces marchandises faisaient l’objet de droits antidumping imposés par un règlement n° 91/2009 du 26 janvier 2009, portant sur cette origine.
Entre-temps, un important litige avait été porté devant l’Organe de Règlement des Différends (ORD) auprès de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). L’Union européenne avait succombé en 2011. Toutefois elle avait étendu en 2015 sa procédure anti-dumping à la Malaisie. Là encore, l’ORD, à nouveau saisi, avait réitéré ses critiques contre la position de l’Union européenne.
Cette fois, la Commission européenne avait obtempéré et abrogé le règlement de 2009 par un règlement n° 2016/278 du 26 février 2016.
Le représentant en douane portugais était poursuivi depuis 2018 comme solidairement responsable pour le paiement de la dette douanière. Il soutenait que la dette était éteinte par suite de l’abrogation du règlement antidumping.
La CJUE a écarté les moyens soulevés par le représentant en douane.
Elle a d’abord constaté que les droits étaient dus à la date de la déclaration en douane, et que leur non-perception à l’époque ne changeait rien à cet état de fait, quand bien même la base juridique de leur perception aurait-elle disparu avant que l’administration diligente son contrôle a posteriori.
La CJUE rappelle le principe qu’une abrogation d’un règlement ne produit des effets que pour l’avenir.
Le représentant soutenait que cette abrogation ne faisait que prendre acte de l’illégalité du règlement que l’ORD avait relevée. La CJUE rappelle sa jurisprudence constante que les décisions de non-conformités aux accords commerciaux conclus dans le cadre de l’OMC, émanant de l’ORD, ne sont pas invocables par les entreprises (cf. par exemple un arrêt du 20 septembre 2018 2M Locatel (aff. C-555/17 commenté dans notre Lettre d’information n° 29 septembre-novembre 2018).
La Cour conclut qu’« Il s’ensuit que l’abrogation, telle que prévue aux articles 1er et 2 du règlement d’abrogation, des droits antidumping institués, notamment, par le règlement no 91/2009 ne saurait être interprétée comme une annulation pour cause d’illégalité affectant la validité de ce dernier règlement et qui pourrait, à ce titre, déployer des effets sur l’application de celui-ci à des importations, telles que celles en cause au principal, antérieures à la prise d’effet de cette abrogation.
Par conséquent, l’abrogation du règlement no 91/2009 ne produisant des effets qu’à l’égard des importations effectuées à compter de la date de l’entrée en vigueur du règlement d’abrogation, elle n’est susceptible d’affecter ni la naissance d’une dette douanière relative aux droits antidumping et à d’autres droits y afférents au titre d’importations effectuées antérieurement à cette date sous l’empire du règlement no 91/2009, ni le recouvrement a posteriori de ces droits, nonobstant le fait que ce dernier règlement n’est plus en vigueur au moment de ce recouvrement. » (points 39 et 40).
Par un arrêt du 27 juin 2024 (C-168/23), la Cour de justice de l’Union européenne a statué sur le classement tarifaire de « fibres optiques gainées individuellement », plus précisément un « câble de fibres optiques composé d’une âme optique et d’un revêtement optique recouverts d’une première couche intérieure en acrylate souple, elle-même recouverte d’une seconde couche en acrylate dur coloré. »
Le classement était relativement subtil dès lors que deux positions tarifaires pouvaient s’appliquer à la fois, un classement à la position 8544 70 00 « câbles de fibres optiques » et une position 9001 10 couvrant les « fibres optiques, les faisceaux et câbles de fibres optiques ».
Les notes explicatives de la nomenclature combinée établies par la Commission et publiées au Journal Officiel de l’Union européenne le 24 mai 2019 semblaient faire ressortir une évolution par rapport à la publication antérieure de ces notes du 8 décembre 2007.
La question se posait de savoir si les notes explicatives avaient modifié le classement tarifaire ou simplement apporté une clarification, qui serait donc également applicable pour le passé.
Un importateur roumain considérait que les notes explicatives du 24 mai 2019 avaient modifié le classement qui ne devait plus être 8544 70 00 mais au 9001 10 90 avec un taux de droit plus élevé, mais seulement à partir du 24 mai 2019. L’administration des douanes roumaine considérait au contraire que les fibres optiques gainées individuellement en cause avaient toujours relevé de la position 9001 10 90 et avait diligenté un contrôle a posteriori pour la période non prescrite antérieure à mai 2019.
Après avoir rappelé sa jurisprudence sur le classement tarifaire (points 27 à 31), la Cour de justice a retenu que « la NC (nomenclature combinée) établit une différence entre les « câbles » et les « fibres gainées individuellement » et que seuls les câbles de fibres optiques constituaient une fibre gainée individuellement relèvent de la position 8544 de cette nomenclature à l’exclusion des fibres optiques elles-mêmes. En revanche les fibres optiques, les fibres optiques individuelles, ainsi que les faisceaux de fibres optiques relèvent de la position 9001 de ladite nomenclature conformément au libellé de celle-ci. » (point 35)
La CJUE a articulé le libellé de la position 8544 des notes explicatives de la sous-position 8544 70 00 de la NC et des notes explicatives du système harmonisé sur la position 8544.
La CJUE conclut que « les fibres optiques formant des câbles doivent, à la fois, être gainées individuellement et être placées dans une gaine de protection ou une enveloppe protectrice pour pouvoir relever de cette position. » (point 36).
La Cour de justice a constaté qu’il manquait l’enveloppe de protection, ce qui faisait tomber la marchandise à la position 9001.
Par ailleurs, la Cour de justice était interrogée par la juridiction roumaine sur les conséquences de différents renseignements tarifaires contraignants qui avaient été accordés par d’autres administrations douanières à d’autres importateurs et qui retenaient un classement à la position 8544 de produits identiques à celui que la société importait en Roumanie.
Dans la continuité de sa jurisprudence, la CJUE a constaté que ces décisions n’avaient pas été adressées à la société roumaine, dès lors celle-ci ne pouvait se prévaloir d’aucune atteinte à la sécurité juridique qui lui est apportée par le droit communautaire, ni bénéficier du principe communautaire de la protection de la « confiance légitime ».
La Cour de justice a précisé que les notes explicatives de 2019 n’ont pas de caractère « constitutif » car elles « ne font que préciser la teneur de la condition ayant trait à l’existence d’une gaine de protection, sans modifier les termes clairs des notes explicatives de 2007. » (point 43)
Ainsi, dès lors qu’il n’y avait pas d’élément nouveau et que les décisions prises par les autres Etats membres ne concernaient pas directement la société roumaine, celle-ci s’est trouvée redevable des droits de douane au titre de ces marchandises.